Voyage au cœur d’une galaxie congolaise : Joseph Kabila, le maître du silence et des réseaux / LE SOIR

Voyage au cœur d’une galaxie congolaise : Joseph Kabila, le maître du silence et des réseaux
RD CONGO
La personnalité du président, aux commandes depuis 2001, ne cesse d’intriguer
COLETTE BRAECKMAN
Joseph Kabila se trouve au centre de plusieurs cercles, qui se croisent, mais pas toujours.
Reuters.
La querelle entre Kinshasa et Bruxelles ou la dernière conférence de presse du « Raïs » (chef en swahili), accusé de vouloir se maintenir au pouvoir, ont rallumé les projecteurs sur cet homme indéchiffrable. Le fils de Laurent-Désiré Kabila est au cœur de réseaux que lui seul maîtrise. Il entretient aussi une relation particulière avec l’armée.
ÉCLAIRAGE
Voici quelques années, lors de l’une de ses rares interviews, Joseph Kabila reconnaissait qu’il ne connaissait pas quinze Congolais en lesquels il pouvait avoir confiance. Cet aveu fit jaser dans tout le pays et, quelque temps plus tard, alors que nous lui demandions s’il avait déniché les oiseaux rares, le président, sobrement, citait le chiffre de douze. « Comme les douze apôtres », ajouta-t-il en souriant. Nous ne lui avons pas demandé combien de Judas se cachaient parmi les douze élus…
Plusieurs raisons expliquent pourquoi sont si rares les conseillers auxquels le «Raïs » (chef en swahili) accorde sa confiance. La première, c’est que le fils de Laurent Désiré Kabila, l’irréductible opposant à Mobutu, a grandi à l’étranger : il était très jeune encore lorsque sa mère, Maman Sifa, fut obligée de quitter le maquis que son père avait créé du côté de Fizi, dans une « zone rouge » appelée Hewa Bora, au bord du lac Tanganyika. Les bombardements de l’armée zaïroise et le blocus avaient créé la famine dans cette région assiégée . « Il nous arrivait d’être obligés de manger de l’herbe », nous confiera un jour Maman Sifa…
Se taire et écouter
La famille finit par se retrouver à Dar es Salam, vivant dans des conditions très précaires et sous la menace d’être repérée par les agents de Mobutu pour lesquels Laurent Désiré Kabila demeurait l’ennemi numéro un. Inscrit à l’école française de Dar es Salam (son père souhaitait qu’il apprenne la langue de Voltaire et des Congolais, en prévision d’un éventuel retour au pays), le jeune Joseph dut se présenter sous un faux nom, cacher sa véritable identité, et son père lui donna la consigne de ne faire confiance à personne. C’est là que le jeune garçon apprit à se taire et à écouter, à dissimuler ses sentiments et ses projets, à compartimenter ses amitiés.
De telles habitudes ont la vie dure et elles étaient encore la règle au moment de la constitution du mouvement rebelle dont son père allait devenir le porte-parole, l’AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo). Lorsque Laurent Désiré Kabila atteignit Kinshasa en 1997 et se proclama président, son fils Joseph était intégré dans des troupes commandées par des officiers rwandais, dont James Kabarebe, qu’il avait pour mission de suivre partout, pour apprendre à se battre mais surtout pour pouvoir faire rapport à son père de ce qui se passait sur le terrain.
Arrivé à Kinshasa, le jeune officier ne connaissait pas grand monde et dans cette immense métropole foisonnante, gouailleuse, désordonnée, il préférait une fois encore observer et se taire. En 2001, l’assassinat de son père, abattu par son garde du corps à l’issue d’une conjuration internationale, devait renforcer encore son tempérament méfiant, son goût du silence.
Aujourd’hui encore, Joseph Kabila demeure une énigme : deux ans après la fin officielle de son deuxième et dernier mandat, il ne se prononce clairement ni sur ses intentions réelles (se retirer ou non du pouvoir ?) ni sur le nom d’un éventuel dauphin, se contentant de répéter qu’il respectera la Constitution.
Plusieurs cercles
Dans son entourage, la plupart de ses conseillers reconnaissent qu’ils ne connaissent pas les projets réels de leur chef, pas plus que les stratégies qu’il compte mettre en œuvre. La plupart d’entre eux ignorent tout autant en qui Joseph Kabila a réellement confiance.
La réalité, c’est que le compartimentage étant devenu une seconde nature, le « Raïs» n’a montré à personne la totalité de ses cartes. Sans illusions sur ses amis, il est aussi capable de diviser ses ennemis, de les retourner en sa faveur, de garder en réserve quelques « cavaliers », des pions qu’il avancera en temps utile… Malgré les années qui ont passé, Kabila est resté un homme seul, convaincu du destin tragique qui pourrait l’attendre, comme avant lui son père, son grand-père, sa tante et d’autres encore, qui ont péri de mort violente.
En réalité, Kabila se trouve au centre de plusieurs cercles, qui se croisent, mais pas toujours. Le premier réseau de sa confiance est évidemment celui de sa famille et d’abord son épouse Olive, une chrétienne fervente, que les Congolais ont tendance à plaindre et que Joseph a rencontrée alors qu’il se trouvait en opérations à Goma. Comptent aussi sa mère Maman Sifa, sa sœur jumelle Jaynet, son frère Zoé et quelques autres membres de la fratrie. Des gens qui ont connu le maquis, l’exil, la pauvreté et qui aujourd’hui se distinguent plus par leur avidité matérielle que par les conseils prodigués à leur aîné.
Le deuxième cercle est celui des amis d’enfance, des gens qui ont soutenu la famille durant les années d’exil : Kazadi Nyembe, un homme d’affaires qui vivait à l’époque en Tanzanie, le pasteur Mugalu, aujourd’hui chargé des « affaires civiles » et qui était ambassadeur à Dar es Salam du temps de Mobutu.
Lorsqu’il succéda à son père en 2001, Joseph Kabila était entouré des « tontons », les compagnons de lutte et de maquis de son père qui l’avaient choisi dans les heures suivant l’assassinat, mais il ne tarda pas à se défaire de leur tutelle : le général Lwetcha, qui avait organisé la résistance des Mai Mai à l’occupation rwandaise au Kivu, son oncle Gaëtan Kakudji, un ancien de Belgique qui, jusqu’à sa mort se fit de plus en plus discret, le tonitruant Yerodia Ndombassi, secrétaire de Lacan durant son exil en France et qui fut mis sur la touche.
Cependant, quelques anciens compagnons de lutte, exilés sous Mobutu, prirent du galon, comme Raus Chalwe, responsable de la police dans le Bas-Congo et qui mata impitoyablement la rébellion des Bundu dia Congo, et surtout le général François Olenga, demeuré un intime. Fils du légendaire général Olenga, exécuté par Mobutu, François Olenga vécut longtemps en Allemagne et il est le dernier des lumumbistes de la première heure à occuper une position clé, chef de la maison militaire du président, parfois mis en concurrence avec Didier Etumba, chef d’état-major issu de l’Ecole royale militaire.
Les fidèles
Joseph Kabila garda aussi auprès de lui quelques anciens opposants à Mobutu, comme Kikaya Bin Karubi, aujourd’hui son conseiller diplomatique, qui fut journaliste en Afrique du Sud et universitaire en Grande-Bretagne, et surtout Léonard She Okitundu, ministre des Affaires étrangères.
Okitundu, qui vécut longtemps à Genève où il dénonçait le régime de Mobutu à la Commission des droits de l’homme de l’ONU, demeura en réserve après son retour au pays, « campant » durant 15 ans à l’hôtel Intercontinental, mais il est aujourd’hui le très nationaliste et très efficace chef de la diplomatie congolaise. Quant à Lambert Mende Omalanga, porte-parole du gouvernement et grand communicateur du régime, on s’étonne parfois de la longévité de cet ex-partisan de Tshisekedi, ex-rebelle, ex-opposant et même ex-mobutiste de la dernière heure… C’est oublier que dans sa jeunesse Lambert Mende, alors réfugié en Allemagne et en Belgique, était un partisan de Lumumba, il organisait des opérations humanitaires en soutien au maquis de Laurent Désiré Kabila et tentait de mobiliser l’opinion… Chargé de réorganiser le parti présidentiel et aujourd’hui sur la touche, l’ancien ambassadeur à Bruxelles Henri Mova Sakanyi, un historien de Lubumbashi, très nationaliste, fut aussi un « kabiliste » de la première heure, l’un des premiers à apporter son soutien à l’AFDL.
Durant ses premières années au Congo, le jeune Joseph noua d’autres relations : au Katanga, où son père l’envoyait volontiers, quelquefois pour l’éloigner des tentations de Kinshasa ou pour le sanctionner, le jeune militaire fit la connaissance de John Numbi, qui était alors l’un des chefs de la police et s’était déjà distingué dans l’épuration ethnique des Kasaïens. Devenu général, Numbi négocia une opération conjointe avec les Rwandais, « Umoja wetu », dirigée contre les rebelles hutus au Kivu. L’assassinat du militant des droits de l’homme Floribert Chebeya, dont Numbi fut tenu pour responsable alors qu’il était le chef de la police, obligea Kabila à le renvoyer au Katanga où il s’occupa de sa ferme et de ses troupeaux. Du passé ayant fait table rase, John Numbi, l’homme le plus redouté du pays vient de revenir à Kinshasa avec quatre étoiles de général, décoré de la médaille des ordres nationaux.
C’est au Katanga aussi que Kabila rencontra celui qui allait devenir son mentor en politique, son principal conseiller, Katumba Mwanke, disparu dans un accident d’avion au Kivu en 2012 et c’est là aussi qu’il se lia d’amitié avec celui qui avait remplacé Katumba Mwanke au poste de gouverneur de la province du cuivre, un certain Moïse Katumbi, devenu aujourd’hui le pire adversaire du « Raïs », à cause de sa fortune, de sa popularité et de ses relais internationaux, à Bruxelles entre autres.
L’armée d’abord
Au Katanga encore, le jeune Joseph rencontra Kalev Mutomb, un fonctionnaire réputé mobutiste à l’époque, mais qui devint le très efficace directeur de l’ANR, les services de sécurité. Prudent, Kabila ne met cependant pas tous ses œufs sécuritaires dans le même panier : Kalev Mutomb, réputé proche des Français, est quelquefois mis en concurrence avec François Beya Siku, chef de la DGM, Division générale des migrations, un homme qui compte de nombreux amis en Belgique.
Fils de maquisard, combattant de l’AFDL, militaire avant tout, Kabila entretient une relation particulière avec l’armée : s’il peut oublier le nom de ses ministres, il n’ignore rien de ses généraux. Il mise plus particulièrement sur la garde républicaine chargée de sa protection personnelle, veille sur les « Bana Mura », les bérets rouges chargés des sales besognes, mais il a aussi ses hommes à lui. Des commandants redoutés, des noms que l’on retrouve dans les endroits chauds et les coups tordus (à Beni entre autres) qui sont visés par une pluie de sanctions internationales.
Les plus connus sont Akili Mundos, Delphin Kahimbi, Gabriel Amisi, mais il y en a d’autres, discrets, efficaces, parfois rwandophones ou anglophones, des hommes de fer qui ont traversé toutes les guerres, toutes les rébellions et dont les états de service feraient frémir s’ils étaient publiés. De son passé militaire, Kabila a gardé des relations à tous les échelons de l’armée et il règne sur un réseau parallèle à celui de la hiérarchie officielle.
les « politiques » La valse des «Honorables » et des « Excellences»
C. B.
Loin derrière la garde rapprochée décrite ci-dessus, viennent les politiques. Les conseillers, les confidents, les détenteurs de titres ronflants, les « Excellences » et les « Honorables ». Ils vont et viennent, convaincus de leur importance, certains d’avoir l’oreille d’un chef qui, bien souvent, se contente de répondre à leurs suggestions : « Très bien, je te téléphonerai »…
Durant des années, Marcellin Cishambo ne se contenta pas d’être le conseiller diplomatique de Kabila puis le gouverneur du Sud-Kivu. Jovial, d’une fidélité à toute épreuve, il était le seul capable de dénouer l’écheveau des relations belgo-congolaises qui laissaient perplexe un président venu de l’Afrique de l’Est anglophone. Evariste Boshab, pur produit des facultés de droit de l’UCL et de Namur, fut lui aussi un éminent conseiller, jusqu’à ce que sa gestion de la crise du Kasaï entraîne sa disgrâce.
« Kabila désir »
Il serait injuste de négliger les anciens mobutistes : Kabila sait se servir de leurs talents, de leur plasticité et ces maîtres de l’intrigue ont la vie dure. C’est ainsi que Tambwe Mwamba, ministre de la Justice et garde des Sceaux, semble inamovible, alors que cet avocat d’affaires était déjà ministre sous Mobutu, et que lors de son passage par la rébellion il revendiqua l’attaque d’un avion de Congo Airways, dont le crash fit une centaine de victimes civiles – ce qui le met dans le collimateur de la justice internationale.
André-Alain Atundu, qui travaillait dans les renseignements sous Mobutu, est aujourd’hui l’un des conseillers du président et il a acquis la maîtrise des réseaux sociaux. Kin Kiey Mulumba, le dernier ministre de l’Information de Mobutu, passé ensuite par la rébellion du RCD, a été ministre des Communications. Désireux de plaire à son nouveau maître, ce communicateur né, journaliste de talent, fut à l’origine d’une campagne appelée « Kabila désir », un désir qu’il ne réussit pas à faire partager. L’ancien ministre des Affaires étrangères Raymond Tshibanda a lui aussi un passé mobutiste, du temps du Premier ministre Mulumba Lukodji.
Même le président de l’Assemblée, Aubin Minaku, quelquefois cité comme le calife à la place du calife, est passé par le sérail mobutiste lorsqu’il travaillait avec Mokolo wa Pombo, un homme du renseignement, qui faisait le lien avec la francophonie… et la France. Autres temps, mêmes recettes : la résurrection des mobutistes se traduit par un nationalisme ombrageux, par des querelles avec la Belgique, qui risquent de nuire au Congo et de préfigurer l’hallali du régime, sorte de vengeance posthume et amère d’un Mobutu évincé voici vingt ans et dont le souvenir est demeuré vivace…
Le « Raïs » mise aussi sur des jeunes, comme le ministre Bienvenu Lyiota Ndjoli, ministre des PME, un avocat qui s’est mis à l’école de Me Nimy, principal conseiller de Mobutu.
Dans cette galaxie kabiliste, il ne faudrait pas oublier les religieux : des kimbanguistes savamment courtisés, des protestants divisés avec méthode, des dignitaires catholiques en mal de subventions et surtout le pasteur Mulunda Ngoy, qui dirigea la Commission électorale indépendante en 2011 et présida à des élections très contestées. Un homme brillant, disposant de nombreux contacts aux Etats- Unis, aujourd’hui sur la touche mais qui garde le contact en haut lieu…
Quant aux hommes d’affaires, le plus souvent cité est l’Israélien Dan Gertler, le plus discret est le Belge de Moerloose tandis qu’Albert Yuma, le patron de la Gécamines, est un proche du président.
Il a surpris tout le monde
Dix sept ans après l’arrivée au pouvoir d’un jeune militaire peu loquace, (mutique, disait la presse française…) même ses opposants reconnaissent que leur principale erreur fut d’avoir sous-estimé Joseph Kabila. S’il est sincère lorsqu’il affirme vouloir respecter la Constitution, il devrait être aujourd’hui sur le départ et assister à la foire d’empoigne des candidats à sa succession.
Mais personne, ni ses amis ni ses adversaires, ne croit vraiment que cet homme qui a consacré sa jeunesse à gouverner le Congo, qui s’est considérablement enrichi au passage et qui ne fait confiance à aucun de ses successeurs potentiels, consentira jamais à quitter la scène politique pour se contenter de devenir un gentleman-farmer…
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